L’AFFAIRE DES BIJOUX DE LA « MÔME MOINEAU »

Jacques Marec

Un cambriolage survenu le vendredi 5 janvier 1947 à Maisons-Laffitte fait la une de tous les journaux. Un journal à grand tirage annonce même en gros titre : « LE VOL DU SIЀCLE ».

La Môme Moineau, ancienne artiste de music-hall, devenue après son mariage l’une des femmes les plus riches du monde, est victime d’un vol d’argent et de bijoux pour une valeur de 85 millions de francs. Cette affaire revêt un caractère sensationnel en raison de la notoriété de la victime et de l’importance du préjudice. Elle donne lieu à une enquête minutieuse qui permettra de retrouver les auteurs du cambriolage, de les traduire en justice et de les condamner. Mais le déroulement de ce cambriolage conservera malgré cela, et pendant longtemps, un côté énigmatique et mystérieux.

I. La « Môme Moineau »

C’est une petite vendeuse de fleurs des rues de Paris, sortie de la misère, et qui aura connu un destin hors du commun.
Pour l’état civil, elle s’appelle Lucienne Dhotelle, née à Reims le 15 janvier 1908. La petite Lucienne vit avec ses parents dans une roulotte de bois tirée par un vieux cheval. Ils errent ainsi de ville en ville en proposant quelques services artisanaux pour assurer leur subsistance. Cette vie itinérante les mène d’abord de Reims vers Laon, Saint-Quentin ou Amiens puis vers des communes proches de Paris.

Considérés comme des romanichels et suscitant souvent méfiance ou hostilité, ils se sentent rejetés et ne restent jamais longtemps dans une même commune. Chaque année, ils préfèrent s’arrêter et stationner plus longtemps à Saint-Ouen favorisé par l’activité du marché aux puces. Ils installent alors leur roulotte dans la plaine des Malassis, sorte de « bidonville » situé derrière les « fortifications ».

Lorsque ses parents se séparent, Lucienne et sa mère restent toutes les deux à Saint-Ouen dans la roulotte. Mais bientôt sa mère adopte la petite fille d’une voisine et amie qui vient de décéder : la jeune Nénette. Lucienne et Nénette, comme deux petites sœurs presque du même âge, grandissent et jouent ensemble. Dès l’âge de 10 ans, elles doivent ramener chaque jour un peu d’argent. Elles vont alors se mettre à vendre des fleurs dans les rues de Paris, mais aussi à mendier et parfois à commettre de petits vols. Elles se décident ensuite à chanter dans les rues devant les terrasses des cafés.

Lucienne est déjà remarquée avec sa gouaille, son argot parisien et son accent des faubourgs. Elle se distingue par la liberté qu’elle prend avec les conventions et son irrespect envers ceux qu’elle interpelle dans la rue. Mais on l’aime pour ce naturel un peu sauvage. On l’a très tôt surnommée la « Môme Moineau ».

Le 2 novembre 1923, Lucienne a 15 ans. Elle vend des fleurs sur les Champs-Élysées à proximité de ce café appelé Fouquet[1]. Une voiture de luxe conduite par un chauffeur de maître s’arrête devant elle. C’est celle de Paul Poiret, grand couturier. Il lui achète immédiatement la totalité de ses fleurs. Il lui proposera même de participer à une soirée festive et de chanter devant ses amis. Peu de temps après, il l’embauchera comme mannequin pour sa collection de printemps.

Grace aux relations de Paul Poiret, elle est engagée par la suite comme chanteuse au cabaret « Chez Fischer » puis dans d’autres établissements du quartier de Montmartre. Son succès lui ouvre en novembre 1924 les portes de l’Olympia où elle se produit dans un spectacle dont la tête d’affiche est la grande Fréhel.

Entre cabarets et music-halls, la Môme Moineau s’est lancée dans une carrière de chanteuse populaire qui lui assure rapidement la fortune et qui aura transformé sa vie. Elle acquiert à 18 ans un hôtel particulier à Paris dans le quartier des Batignolles où elle s’installe avec sa sœur Nénette. Elle mène grand train. Elle se pare de nombreux bijoux.
De succès en succès en France, la Môme Moineau finit par être connue jusqu’aux Etats-Unis. Elle est engagée à plusieurs reprises dans des spectacles musicaux ou burlesques à Broadway.

En 1928, la Môme Moineau est âgée de 20 ans. Elle se produit à Broadway dans un spectacle intitulé Le Lido de Paris. C’est à cette occasion qu’elle fait la rencontre de Félix Benitez Rexach, qui avait assisté à son spectacle et qui avait été immédiatement séduit par la beauté et le charme de cette jeune artiste.[2] Quelques mois plus tard elle devient l’épouse de Félix.

Félix Benitez Rexach est âgé de 42 ans. Il est originaire de Porto Rico. C’est un ingénieur et un industriel. Il est à la tête d’une entreprise importante de travaux de génie civil. Après avoir été le grand bâtisseur de Porto Rico, son entreprise a obtenu des contrats très importants pour la reconstruction des ports de Saint-Domingue après un cyclone. Il est l’ami du président-dictateur de Saint-Domingue, Rafael Trujillo Molina. Celui-ci l’a favorisé en lui permettant d’obtenir de nombreux contrats. Félix Benitez Rexach est multimilliardaire.

Pourtant, en 1929, à la suite du krach de Wall Street, Félix Benitez Rexach est presque ruiné. C’est alors que son épouse, la Môme Moineau, a un geste que Félix n’oubliera jamais. Elle lui remet tous ses bijoux afin qu’il les revende. La vente de ces bijoux pour 9 millions de dollars permet à Félix d’honorer les échéances les plus urgentes et de reprendre l’activité de son entreprise. Il pourra ainsi rétablir sa situation et redevenir un homme extrêmement riche qui ne cessera de couvrir sa femme de bijoux, d’or et de diamants.

Dès son mariage, la Môme Moineau a abandonné sa carrière de chanteuse. Elle partage sa vie entre Porto Rico, Saint-Domingue et la France où elle dispose d’une résidence à Maisons-Laffitte, la villa Carmen[3], puis d’une seconde résidence à Cannes, l’imposante villa Bagatelle. Elle vit dans le plus grand luxe. Elle dispose notamment de plusieurs voitures de luxe, d’un yacht et d’un avion personnel.

Le lien privilégié de Félix Benitez Rexach avec le président-dictateur dominicain Trujillo permet à son épouse de faire partie du corps diplomatique. Madame Benitez Rexach est ainsi nommée attachée culturelle de la République dominicaine en France ; nomination surprenante pour une personne n’ayant jamais fait d’études et assez peu cultivée.[4]

À partir de 1936, la Môme Moineau séjourne une partie de l’année à Maisons-Laffitte dans sa magnifique villa. Celle-ci se situe dans le parc, non loin de l’hippodrome, à l’angle de l’avenue Charlemagne et de l’avenue Destouches.

C’est une superbe villa de deux étages (et de vingt pièces) sur un terrain de plus de deux hectares. L’aménagement intérieur est luxueux :

« Elle s’était fait installer une baignoire qu’elle avait fait mouler à même le corps, comme la lunette des toilettes. Toutes les robinetteries, les poignées de portes et serrures étaient couvertes d’une triple couche d’or fin, les sols et les escaliers étaient en marbre de Carrare, les lustres en cristal de Baccarat. »[5]

L’achat de cette villa serait la réalisation d’un rêve d’enfance ; la roulotte de sa mère s’était arrêtée et avait séjourné quelquefois à Maisons-Laffitte.

La Môme Moineau passait ainsi plusieurs mois de l’année à Maisons-Laffitte, dans sa villa. Elle laissait son mari Félix à Porto Rico s’occuper de ses affaires et de ses chantiers de construction. La villa Carmen était pour elle un lieu de fête et de réunion avec ses amis français. Il s’agissait toujours de fêtes très joyeuses et bien arrosées avec une bande d’amis du milieu du spectacle[6]. La Môme Moineau menait souvent dans cette villa une vie extravagante et débridée. Les fêtes qu’elle organisait étaient fréquentes, animées et bruyantes au point que ses voisins en étaient excédés.

En juin 1940, après la défaite et le début de l’occupation allemande, la Môme Moineau préfère quitter la France pour rejoindre Porto Rico. À son retour en 1945, après la guerre, elle retrouve la villa Carmen mais celle-ci a été entièrement pillée et dégradée.

II. Le vol des bijoux

La villa Carmen est presque inhabitable compte tenu des dégradations dont elle a été l’objet pendant la guerre. Il est indispensable d’effectuer des travaux importants de réparation et de remise en état. Ces travaux seront réalisés au dernier trimestre de l’année 1946 et jusqu’au début de l’année 1947. Durant cette période, la Môme Moineau a trouvé un hébergement provisoire à l’hôtel de la Vieille Fontaine, avenue Grétry à Maisons-Laffitte. Elle s’y est installée avec sa sœur Nénette et son beau-fils Gilberto.

Le vendredi 5 janvier 1947, vers 21 h, la Môme Moineau, sa sœur et son beau-fils quittent l’hôtel de la Vieille Fontaine pour aller dîner ensemble au restaurant « La Roseraie » situé seulement à quelques minutes à pied. Selon leurs habitudes, ils prennent un repas bien arrosé au champagne. Ils s’attardent assez longtemps au restaurant. Enfin, vers deux heures du matin, ils se décident à partir pour regagner leur hôtel. Ils occupaient trois chambres au deuxième étage. Compte tenu de ce retour à une heure tardive, il est probable que tous les clients de l’hôtel devaient dormir. Tout à coup on entend pousser un hurlement et des cris qui ont certainement réveillé tout l’hôtel. Ces cris provenaient de la chambre n° 8, celle occupée précisément par la Môme Moineau. Les patrons de l’hôtel, M. et Mme Frolich, les employés de l’hôtel, et même plusieurs clients, se précipitent vers la chambre n° 8. Et là ils découvrent avec stupéfaction Mme Benitez Reixach en pleurs leur expliquant que sa chambre a été cambriolée et que ses bijoux et son argent ont disparu pendant son absence.

La police aussitôt alertée arrive sur place en moins de 30 mn.

La Môme Moineau leur déclare qu’un coffret surmonté d’un moineau en or lui a été dérobé dans sa chambre d’hôtel. Celui-ci renfermait son argent et ses bijoux. Il avait été placé dans une valise en crocodile rouge dont la serrure a été forcée.

Elle détaille avec précision le contenu de ce coffret :

  • 40 millions en billets de banque
  • deux carnets de chèques de voyages pour un montant de 10 000 dollars
  • deux bracelets en platine
  • un clip en platine assorti
  • un collier de perles fines à cinq rangs
  • plusieurs bagues
  • plusieurs paires de boucles d’oreille
  • plusieurs broches

La Môme Moineau insiste devant la police sur le fait que ces bijoux sont tous de très grande valeur et proviennent des plus grands joailliers. Elle estime que le montant du préjudice s’élève pour elle à 85 millions de francs.[7] Elle justifie ce chiffre par le fait que son mari, Felix Benitez Rexach, homme très organisé, avait constitué depuis longtemps un dossier dans lequel étaient répertoriés tous les bijoux de son épouse. Il avait précisé la valeur de chacune des pièces avec facture d’achat à l’appui. Il avait pris soin de faire photographier chaque bijou. Ce dossier permettait d’estimer immédiatement le montant des bijoux volés et de servir de preuve, le cas échéant, auprès de sa compagnie d’assurances.

Sans doute était-ce une grave imprudence et une singulière inconscience que d’avoir laissé un ensemble de bijoux d’une telle valeur et une somme d’argent aussi importante dans une chambre d’hôtel dont la porte n’était fermée que par une serrure très simple. De plus, les clés des chambres à la réception étaient facilement accessibles sur un tableau par les clients de l’hôtel eux-mêmes.

La Môme Moineau s’est montrée d’autant plus imprudente qu’elle avait souvent tendance, malgré les recommandations qui lui étaient faites, à exhiber ses bijoux ou ses liasses de billets un peu partout et devant n’importe qui, dans tous ses déplacements et même lors de ses sorties nocturnes, y compris à Paris dans des quartiers comme Pigalle ou Montmartre.

La nouvelle du cambriolage s’étale dès le lendemain à la « une » de tous les journaux avec notamment en gros titres :

  • « LE VOL DU SIЀCLE »
  • « 85 MILLIONS VOLÉS À LA MÔME MOINEAU »
  • « LA MÔME MOINEAU PERD 85 MILLIONS MAIS GARDE LE SOURIRE »
  • « LES BIJOUX DU MOINEAU S’ENVOLENT »

Les journaux publient même la liste de ce qui lui a été volé.

Le lundi suivant le vol, la Môme Moineau donne une conférence de presse à l’hôtel de la Vieille Fontaine, dans la grande salle de réception. Tous les journaux à grand tirage sont présents : France-Soir, Le Parisien, L’Aurore, L’Humanité… Elle offre un buffet campagnard et même le champagne à tous les journalistes et photographes présents. Elle les reçoit avec le sourire, se prête à des séances de photos, et elle leur raconte ce qui lui est arrivé. Elle répond à toutes leurs questions avec beaucoup de bonne humeur. Devant l’importance du préjudice financier elle leur dira spontanément :

« Heureusement que j’n’ai pas que ça pour vivre ».

Cette remarque fera le titre d’un article de journal.

À un journaliste qui lui reprochait son imprudence et sa légèreté et qui en concluait qu’elle ne devait s’en prendre qu’à elle-même, elle répond :

« Plaie d’argent n’est pas mortelle, la preuve j’suis vivante, parce que j’ai connu la dèche dans l’temps. Et puis s’y faut, j’rachèterai d’autres bijoux, plus chers encore ! ».

Cette rencontre avec les journalistes lui offre un regain de célébrité qui n’est pas pour lui déplaire.
Un autre journal titre :

« La Môme Moineau perd 85 millions et retrouve la vedette »

et précise : « …la déception passée pour ses 85 millions volés, celle-ci est compensée par la joie d’une célébrité si chèrement retrouvée ».

La Môme Moineau promet une récompense « royale » à qui pourrait donner des indications qui permettraient de retrouver le voleur des bijoux et de l’argent. Elle donne même son numéro de téléphone personnel : le 178 à Maisons-Laffitte.

Celle-ci a d’ailleurs tendance devant les journalistes à se répandre en commentaires et spéculations sur l’enquête qui vient de commencer, donnant publiquement son avis sur les pistes de recherche. Ce qui commence à contrarier les services de police.

Pendant plusieurs jours, l’affaire des bijoux de la Môme Moineau aura fait la « une » de tous les journaux. Ceux-ci suivront aussi les progrès de l’enquête pour retrouver le ou les voleurs.

Ce vol de bijoux était presque une affaire pouvant avoir des conséquences diplomatiques puisque Madame Bénitez Rexach faisait partie du corps diplomatique en tant qu’attachée culturelle de la République dominicaine, (comme indiqué plus haut). De plus, son mari, Monsieur Félix Bénitez Rexach, qui était un proche du président Trujillo, avait même ses entrées à la Maison Blanche. Il rencontrait régulièrement le président Truman.

III. L’enquête

Le personnel de l’hôtel est assez vite mis hors de cause et en particulier Hélène, la femme de chambre. L’enquête va s’orienter d’abord sur la piste d’un homme qui avait loué la chambre n°4 à l’hôtel de la Vieille Fontaine. Il avait déclaré sur sa fiche d’hôtel s’appeler Louis Petit, être commerçant et domicilié à Paris rue Danrémont. Après vérification le nom et l’adresse se sont révélés faux.

Deux autres pistes ont été envisagées :

  • Celle du mari de Nénette[8] qui serait récemment sorti de prison et qui aurait été aperçu à Maisons-Laffitte dans les jours qui ont précédé le vol.
  • Celle de Michel Garcia[9], demi-frère de la Môme Moineau.

En effet, dans sa déposition, la Môme Moineau, avec ses mots et son franc-parler, les désignent tous les deux comme les « cerveaux » de ce cambriolage :

Mon demi-frère qui demeure 57, rue Hoche à Houilles est venu ici à l’hôtel il y a quelques jours, pour me harceler et m’extorquer de l’argent. J’l’ai bien entendu envoyé s’faire foutre, et comme il ne décarrait pas, j’ai appelé la police. Lui et l’mari de Nénette c’est des ordures, des bons à rien, des graines de voyou. Ils savaient tous deux que je gardais des bijoux et d’la fraîche dans ma chambre…

D’ailleurs j’suis certaine que c’est Michel Garcia qui, profitant de la guerre, et nous sachant en Amérique pour un temps, est venu cambrioler la villa Carmen. C’est un charognard !

Les soupçons exprimés par la Môme Moineau n’étaient pas fondés. Le mari de Nénette n’était pas encore sorti de prison et Michel Garcia avait un alibi vérifié et inattaquable.

L’affaire est peu à peu confiée à plusieurs services de police en même temps : le service de police judiciaire d’Argenteuil avec le commissaire Revoil, puis la brigade volante du Quai des Orfèvres avec le commissaire Clot, et enfin la sureté nationale avec le commissaire Vieuxchêne et son adjoint, l’inspecteur Borniche, lequel écrira un livre pour raconter le déroulement de l’enquête[10]. (Certains pensent que ce dernier a certainement exagéré l’importance de sa participation personnelle dans les investigations qui ont permis de découvrir les coupables).

Sans aller jusqu’à parler de guerre des polices, on peut affirmer qu’il y a eu compétition entre les différents services chargés de l’enquête.

Plusieurs services travaillent donc en même temps sur cette affaire et pourtant il faudra plusieurs années pour retrouver les auteurs du cambriolage. Les journalistes ne cessent de critiquer la police qui, selon eux, n’avance pas.

La police recherche les restaurants et cabarets fréquentés par la Môme Moineau dans la période qui a précédé le cambriolage, compte tenu de sa mauvaise habitude d’exposer ses bijoux dans toutes ses sorties nocturnes à Paris. D’autant plus qu’elle avait toujours cette tendance, comme une nostalgie de son passé, à aller s’encanailler dans des établissements mal fréquentés à Montmartre ou à Pigalle.

Les recherches ont été longues et minutieuses. Elles ont porté sur un certain nombre de personnages fréquentant régulièrement des cabarets louches de Pigalle.

Dix-huit mois après le vol, la police pense enfin avoir identifié au moins l’un des auteurs du cambriolage : un certain Édouard Voss, surnommé le baron, voyou bien connu dans le quartier de Pigalle, qui a déjà purgé plusieurs peines de prison. Il se trouve que celui-ci vient d’être surpris récemment en flagrant délit pour une nouvelle tentative de cambriolage. Il était en train de fracturer la porte d’un appartement à Paris. Il est arrêté et incarcéré. Le commissaire Clot du Quai des Orfèvres, n’ayant qu’une suspicion à l’égard de cet individu, mais pas de véritable preuve pour le confondre, décide d’attendre pour l’interroger et d’user d’un stratagème pour le faire parler. C’est ainsi que, dans la cellule de la prison où il est incarcéré, on a placé un codétenu qui est en réalité un faux détenu travaillant pour la police. Au bout de plusieurs semaines de cohabitation, celui-ci va gagner la confiance de Voss qui finira par se vanter d’avoir auparavant réussi un « gros coup » et qui finalement lui révélera sa participation au vol des bijoux de la Môme Moineau.

L’enquête a permis aussi d’établir que Édouard Voss était, au moment des faits, très proche d’un certain Raymond Marcelle appelé : Raymond le beau torse, autre voyou récidiviste des quartiers nord de Paris. Il faudra encore du temps pour le retrouver. La police, n’y parvenant pas, eut finalement l’idée de rechercher celle qui était sa compagne au moment des faits, une certaine Marie Cattin. L’inspecteur Borniche a pu lui-même la retrouver dans le Sud de la France. Elle finira par donner les informations qui permettront de retrouver et d’arrêter son ami Raymond Marcelle.

Édouard Voss et Raymond Marcelle, tous deux interrogés, reconnaissent être les auteurs du cambriolage de Maisons-Laffitte. Marie Cattin, également interrogée, reconnaît s’être chargée du recel des bijoux volés.

Les deux auteurs, Voss et Marcelle, interrogés sur ce qu’ils ont fait du butin du cambriolage ont eu cette réponse identique :

On a tout dépensé : les casinos, les parties de poker, les paris sur les champs de courses, la fête, les femmes… Il ne reste rien.

(Seule, Marie Cattin, leur complice, avait su placer son argent en faisant l’acquisition d’un magasin de bonneterie, d’une villa et d’une Jaguar.)

Ce n’est pas possible, rétorquent les enquêteurs, il y en avait pour 85 millions de francs. Vous n’avez pas pu tout dépenser.

Voss et Marcelle leur ont fait la même réponse : Il y en avait à peine pour 30 millions.

Si les deux hommes disent vrai, comment expliquer une si grande différence ?

Il est vrai que des bijoux volés se revendent rarement à leur juste prix. Mais dans ce cas la différence est énorme. Alors Voss et Marcelle, interrogés encore l’un après l’autre sur la raison de cette différence, vont donner aux enquêteurs la même explication : le sac contenant l’argent et les bijoux était décousu et, comme celui-ci avait été transporté sur le porte-bagages d’une mobylette, une partie importante de son contenu a été perdue en cours de route.

L’explication est surprenante. On peut se demander comment des escrocs aussi chevronnés ont pu agir ainsi avec une telle légèreté, comme des débutants, en utilisant un sac percé pour transporter un butin d’une valeur si importante sur une mobylette.

IV. Le procès

Le procès des auteurs du cambriolage, Raymond Marcelle, Édouard Voss et de leur complice chargée du recel, Marie Cattin, s’est déroulé le 26 mars 1952 à Versailles devant la 2e chambre du tribunal correctionnel, l’audience étant présidée par le président Fiffer.

Le procès intervient tardivement par rapport à la date des faits, mais l’enquête a duré plusieurs années. Mme Benitez-Reixach est présente en qualité de partie civile pour obtenir réparation du préjudice qu’elle a subi du fait du cambriolage et du vol de son argent et de ses bijoux. Elle est vêtue d’un pantalon noir et d’un manteau gris clair. Elle porte sur la tête une casquette bleu-marine. Son arrivée est très remarquée. Elle se prête en souriant au mitraillage des photographes, elle paraît assez heureuse de ce regain de célébrité. Le public et les journalistes voient surtout en elle l’ancienne artiste de music-hall, la Môme Moineau, plutôt que Mme Benitez-Reixach. Son avocat, maître Marcel Marchepoil, réclame 100 millions de francs de dommages et intérêts pour le préjudice subi par sa cliente.

FRANCE – MAY 26: The Mome Moineau At The Trial Of His Burglars In 1952 (Photo by Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images)

Lorsque le président donne la parole à Mme Benitez-Reixach, celle-ci s’exprime avec la liberté de langage et le franc-parler qui la caractérisent. Elle en profite pour s’adresser aux deux escrocs en ces termes[11] :

Vous êtes de drôles de cons ! Vous auriez mieux fait de laisser les bijoux et l’argent où ils étaient, ça vous aurait évité de les semer en route.

Puis s’adressant directement à Édouard Voss :

Toi, par exemple, qu’est-ce que tu comptes faire pour me rendre mon fric ? Va falloir que tu travailles pour ça… s’il le faut j’vais te prendre à mon service… j’vais t’en faire baver mon biquet…

Le public ne peut s’empêcher de rire. Le président Fiffer s’efforce de maintenir malgré tout un peu de solennité dans le déroulement de l’audience.

Lorsque le président demande à Édouard Voss :

Qu’avez-vous fait de tous ces millions ?

Ce dernier lui répond :

Monsieur le Président, vous savez, je suis assez connu sur les champs de courses… et puis j’ai aussi tout dépensé dans les casinos… vous ne pouvez pas savoir, Monsieur le Président, à quel point l’argent file avec une rapidité incroyable.

Le président finira par dire :

Allons bon ! c’est au moins ça : l’argent se retrouve dans les caisses de l’État.

Sauf que c’est mon argent, lui rétorque Mme Benitez-Reixach.

Les réparties de Mme Benitez-Reixach, la môme Moineau, ont donné par moment à ce procès un côté un peu comique inhabituel dans un tel lieu. Il a semblé aux journalistes que loin d’accabler ses voleurs, la plaignante prenait les choses avec philosophie et avec bonne humeur.

La Môme Moineau est venue témoigner dans la bonne humeur titrera un journal le lendemain du procès.

Les deux hommes accusés, Édouard Voss et Raymond Marcelle, ont été reconnus coupables et condamnés chacun à trois ans de prison ferme. Marie Cattin, coupable de recel, a été condamnée à dix mois de prison avec sursis. Le tribunal correctionnel a condamné en outre solidairement les trois complices à 80 millions de francs de restitution. Décision purement formelle. L’essentiel de cette somme ne sera en fait jamais remboursé.

V. La solution du mystère

L’affaire avait été jugée, mais la relation des conditions du cambriolage par ses auteurs n’était pas tout à fait convaincante. L’énorme différence entre le montant du préjudice et le montant du butin des voleurs restait un sujet d’interrogation. L’explication donnée, selon laquelle une partie du butin aurait été perdue parce que celui-ci avait été transporté dans un sac décousu, placé sur le porte-bagages d’une mobylette, n’apparaissait pas vraiment satisfaisante et laissait subsister un doute.

Malgré la condamnation des auteurs du cambriolage, l’affaire des bijoux de la Môme Moineau conservait donc un côté énigmatique. En fait il y avait un secret autour de cette affaire ; un secret qui ne sera révélé que beaucoup plus tard.
Par un beau jour du mois de mai 1960, la Môme Moineau se promène au marché aux puces, porte de Clignancourt à Paris. Elle est accompagnée de sa secrétaire, madame Laure. En passant devant l’étal d’un antiquaire du marché Biron, l’attention de madame Laure se trouve attirée par un coffret surmonté d’un moineau en or.

Mais c’est votre coffret ! Celui qui vous a été volé. Je le reconnais, dit-elle.

Non pas du tout rétorque fermement la Môme Moineau. Le mien était plus petit ajoute-t-elle.

Mais si, je vous assure, j’ai vu que la queue de l’oiseau était légèrement ébréchée exactement comme le vôtre, lui répond madame Laure.

C’est impossible. Je sais cela mieux que toi. D’ailleurs à l’époque tu n ’étais pas encore à mon service[12] lui lance la Môme Moineau paraissant se fâcher.

L’insistance de sa secrétaire a eu pour effet d’énerver la Môme Moineau comme si celle-ci ne voulait pas reconnaitre qu’il s’agissait bien de son coffret volé. Prenant madame Laure par le bras, elle l’entraîne un peu plus loin. Plus jamais la secrétaire n’osera faire la moindre allusion à ce coffret devant la Môme Moineau.

Il faudra attendre la fin de vie de la Môme Moineau pour que celle-ci lève enfin le mystère et révèle le secret du vol de ses bijoux. C’est à l’hôpital américain de Neuilly, où elle était soignée pour un cancer en phase terminale, qu’un mois avant sa mort, elle raconte la vérité à sa sœur Nénette ; cette vérité qu’elle avait tue pendant plus de 20 ans.

Je ne pouvais pas te mettre dans la confidence, tu sais bien que tu n’as jamais su garder ta langue lui dit-elle. Et elle ajoute : Le secret aurait été trop lourd pour toi, tu aurais fini par craquer, surtout avec les flics… d’ailleurs Félix lui-même n’est pas au courant.

En réalité, la Môme Moineau connaissait Raymond Marcelle, l’un des auteurs du cambriolage. Elle aurait fait sa connaissance dans un bar lors de l’une de ses escapades nocturnes à Paris. Elle l’avait rencontré à plusieurs reprises dans le même établissement. Et un jour c’est elle-même qui lui avait proposé le vol de ses propres bijoux. Il n’aurait qu’à venir cambrioler sa chambre à la Vieille Fontaine où se trouverait un coffret contenant pour 30 millions de francs d’argent et de bijoux. Il pourrait se faire aider d’un complice. La Môme Moineau déclarerait ensuite à sa compagnie d’assurances que le préjudice s’élèvait à 85 millions de francs en appuyant sa demande de remboursement sur le dossier (avec photos) établi par son mari.

Il était convenu qu’au cas où Raymond Marcelle et son complice seraient arrêtés par la police, ils n’auraient qu’à justifier la différence entre le montant du préjudice déclaré par la victime et le montant du butin récupéré, en racontant qu’une partie importante avait été perdue le jour même du cambriolage.

La Môme Moineau a été intégralement remboursée du préjudice déclaré à sa compagnie d’assurances, soit 85 millions de francs. Elle n’a parlé à personne, pas même à son mari, de cette escroquerie imaginée et mise au point par elle-même.

La part des bijoux prétendument volés, mais en réalité conservés par elle, a été soigneusement mise à l’abri par ses soins. Elle attendra deux ans avant de les revendre pièce par pièce. Ceux-ci ont été revendus à d’éminentes personnalités, notamment à Madame Lebrun, épouse du président de la République, rencontrée lors d’une croisière, à la duchesse de Windsor, ex-madame Wallis Simpson, voisine de sa villa Bagatelle à Cannes, ainsi qu’à l’actrice Rita Hayworth (Mme Ali Khan), voisine de sa villa Carmen à Maisons-Laffitte.

Le vol des bijoux de la Môme Moineau n’était donc qu’une énorme escroquerie à l’assurance dont l’instigatrice n’était autre que la victime elle-même. Pourtant Mme Benitez Rexach, l’une des femmes les plus riches du monde, n’avait nul besoin d’argent. Sans doute avait-elle gardé en elle quelques habitudes de la petite marchande de fleurs qui n’hésitait pas de temps en temps à commettre de petits larcins.

* * *

La Môme Moineau est décédée le 18 janvier 1968 à l’hôpital américain de Neuilly après 3 jours de coma. Elle souffrait d’un cancer depuis plus de 20 ans. Son mari Félix et sa sœur Nénette ont accompagné ses derniers jours. Elle est enterrée à Porto Rico au cimetière San Juan, en plein cœur des fortifications d’El Moro.

Félix a voulu faire édifier un monument funéraire, selon son expression « digne d’elle ». C’est ainsi qu’il lui a fait construire un mausolée en marbre blanc avec quatre colonnes en granit de perles bleues d’Italie, surmonté de quatre moineaux en bronze.

Félix s’est remarié deux ans plus tard avec une jeune femme de 25 ans. Il est mort le 2 novembre 1975, ruiné et couvert de dettes. A sa demande il a été inhumé auprès de la Môme Moineau.

Sa sœur Nénette s’est remariée. Elle est décédée en 1972.


Sources utilisées

  • Michel Ferracci-Porri, La Môme Moineau, Éditions Normant. 2006.
  • Roger Borniche, L’affaire de la Môme Moineau, Éditions Grasset. 1986.
  • Jacques Marec, La villa Carmen et la môme Moineau, Bulletin SACM n° 8 (2013), pages 97 à 112.
  • Articles de presse de l’époque (France-Soir, Le Parisien libéré, L’Aurore, Le Figaro, l’Humanité, Le Journal de Versailles etc.).

La môme Moineau avec Tino Rossi
… avec Georges Simenon
… avec Charles Trenet

Notes

  1. Ce café sera un peu plus tard rebaptisé à la mode anglaise : « Le Fouquet’s ». retour
  2. Voir la description de la rencontre : Jacques MAREC, « La villa Carmen et la môme Moineau », Bulletin SACM n° 8 (2013), page 103. retour
  3. « La villa Carmen et la môme Moineau », opus cité, page 97 à 101. retour
  4. On raconte qu’un jour aux États-Unis, au cours d’un déjeuner, quelques amis américains en viennent à lui parler de La Fayette. Ce nom n’évoquait rien d’autre pour elle que les Galeries Lafayette à Paris. retour
  5. Michel Ferracci-Pori, La Môme Moineau, Normant Éditions, 2006 – p 78. retour
  6. Parmi ceux-ci : Jean Cocteau, Mistinguett, Maurice Chevalier, Foujita, Jean Gabin, Georges Simenon, Sacha Guitry, Yvonne Printemps, Pierre Fresnay, Jean Renoir, Pierre Brasseur, Luis Mariano, Charles Trenet… retour
  7. Cette somme correspondrait en 2021 à environ 5 millions d’euros. retour
  8. Celle-ci s’était mariée pendant la guerre. Son mari, un voyou surnommé « Toutoune », avait été incarcéré à la prison de Toulon. retour
  9. Le fils de Garcia, le compagnon de la mère de la Môme Moineau. retour
  10. L’affaire de la Môme Moineau, par Roger Borniche, Éditions Grasset. 1986 retour
  11. Compte-rendu du procès dans plusieurs journaux le 27 mars 1952 (France-Soir, Le Parisien, L’Aurore, etc.). retour
  12. Madame Laure, en effet, n’entrera au service de la Môme Moineau qu’après le vol des bijoux mais, comme secrétaire, elle connaissait ce coffret qu’elle avait vu en photo dans le dossier destiné aux assurances. retour